Comment ne pas tomber sous le charme de ce roman puissant où les sentiments humains sont mis à l’honneur? Merci à lecteurs.com pour cet envoi en tant qu'Exploratrice de la rentrée littéraire! Tiré de faits historiques, il gagne en intensité à travers des personnages graves, une profondeur d’esprit qui ne peut lui conférer qu’une grandeur d’âme et en faire un roman nécessaire. Avec un esprit filmographique tel que Vol au-dessus d’un nid de coucou ou encore Magdalene sisters, il souligne le périlleux et sinistre sujet de l’aliénation mentale où la figure du patient prend autant d’importance que le point de vue médical.
Anna Hope nous entraîne en 1911 dans les pas d’Ella Faye, internée malgré elle à l’asile de Sharston en Angleterre. Fileuse de métier depuis l’âge de huit ans, elle se plaisait à rêver de voir le ciel à travers les vitres crasseuses de l’usine où elle travaille sans relâche, et avait alors décidé pour ce faire d’en briser une. Malheur à qui sortent des sentiers battus où la norme est à l’attitude docile et la servitude à la tenue de son rang. La voici donc forcée de s’adapter à ce nouvel environnement, l'asile, où elle côtoie une galerie de personnages et se lie d’amitié avec Clem, fille de bourgeois intelligente et lettrée, qui cache un profond mal être. Seule bulle d’oxygène à ce cadre anxiogène : le bal dirigé par le docteur Charles Fuller comme expérimentation de thérapie par la musique, tous les vendredis soirs dans une somptueuse salle, où elle retrouve John, un Irlandais mélancolique, pensionnaire de l’aile masculine. John et Ella vont apprivoiser leurs craintes et surtout renouer avec l’amour.
Roman choral très bien écrit et régulier, il est d’une surprenante finesse psychologique et émotionnelle. Les trois protagonistes que sont le docteur Fuller, Ella et John livrent tour à tour leurs pensées, leur passé et leurs désirs de liberté. En créant le personnage d’Ella, l’auteure souligne la force d’intention, la soif d’indépendance et démontre l’intelligence d’une remise en question de la classe populaire. Tandis qu’avec John elle révèle les méandres de la dépression, ses conséquences, et les conditions de la guérison. En travaillant le caractère ambivalent du docteur Fuller, elle crée, selon moi, le protagoniste le plus intéressant et le plus complexe. Mélomane confirmé, issu d’une famille aristocrate donc exigeante sur ses attentes de carrière, il se considère comme le sauveur des pensionnaires, utilise la musique comme instrument de guérison, et s’oppose à l'eugénisme, une idée qui semble pourtant séduire les élites du pays. Mais il porte en lui des ombres, des amertumes et des menaces qui font se demander si la frontière entre le soignant et les aliénés est aussi solide qu'on peut le croire
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A la lecture de ce récit, je n’imaginais pas une seule seconde que j’allais découvrir une page controversée de l’histoire britannique. L’aliénation est certes un sujet brûlant et terrifiant mais le projet de loi approuvé par Winston Churchill alors ministre de l’intérieur et favorable à la stérilisation des malades mentaux fait froid dans le dos. En appuyant son récit sur le traitement subi des classes pauvres et populaires en y incluant les ouvriers, les mendiants, hommes ou femmes, Anna Hope met en évidence le traitement réservé aux « hors normes » considérés comme rebuts de la société, et l'effrayant dessein d'éradiquer la pauvreté par la stérilisation.
Anna Hope signe un roman fluide, agréable, au rythme d’abord léger pour passer à un tempo plus dense. Le bal n’est finalement qu’un objet de thérapie relégué au second plan pour affirmer le rôle de chaque personnage. Parfois un peu long et rébarbatif avant le basculement décisif, cette histoire bien documentée comme le prouvent les notes de l’auteure, est riche d’intensité dans une trame bouleversante et servie par un style harmonieux. Bref, j’ai beaucoup aimé !