22 Mars 2018
Alice Zeniter
Edition : Flammarion
Prix : 22 euros
Où ? : Flammarion / Place des Libraires
512 pages
Prix Goncourt des lycéens 2017 / Prix du Journal Le Monde 2017 / Prix des libraires de Nancy et des journalistes du Point 2017
Emprunté à la médiathèque
Est-ce qu'elle a oublié d'où elle vient ? Quand Mohamed dit ces mots, il parle de l'Algérie. Il en veut aux sœurs de Naima et à leurs cousines d'avoir oublié un pays qu'elles n'ont jamais connu. Et lui non plus, d'ailleurs, puisqu'il est né dans la cité du Pont-Féron. Qu'est-ce qu'il y a à oublier ?
Fille et petite-fille d'Algériens déracinés, Naima s'interroge sur ses origines. Française d'origine algérienne, qui est-elle vraiment ? Face au silence tenace qui entoure la fuite de ses grands-parents de Kabylie, elle cherche à comprendre leur arrivée en France à l'été 1962. Qu'a fait Ali, son grand-père, pour se sentir menacer et gagner la frontière ? Pourquoi Hamid, le père de Naima, ne lui a jamais raconté son enfance ? La peur, la honte, le déni sont autant de sujets auxquels Naima se confronte pour ne serait-ce que s'expliquer elle-même. Sur les traces de cette famille finalement inconnue, c'est peut-être elle, qu'elle trouvera.
La famille de Naima tourne autour de l'Algérie depuis si longtemps qu'ils ne savent plus vraiment ce autour de quoi ils tournent. Des souvenirs ? Un rêve ? Un mensonge ?
Ce roman est pour moi d'une intelligence folle. Le fond comme la forme sont autant d'armes au service d'une littérature lumineuse et insatiable. Alice Zeniter réussit à faire parler le passé pour interroger le présent avec force et subtilité. Roman sur l'identité, elle traite l'immigration sur trois générations et en fait une introspection presque sociologique. Avec Ali, elle interroge l'Histoire sur ce qu'a été la guerre d'Algérie. Avec Hamid, il s'agit de comprendre l'effet du déracinement à travers l'intégration. Et enfin, à travers Naima, elle réunit la somme des deux pour trouver son identité propre. Intelligent je vous dis !
Les personnages attachants, forts et taciturnes, pourvus d'une grande finesse psychologique donnent tout son relief à ce récit. Meurtris dans leur chair comme dans le moral, ils sont finalement prisonniers d'un héritage sanglant. L'héritage d'une colonisation, de plusieurs guerres, de choix, de silences.
Je prends l'exemple d'Ali, un homme bourru mais bon, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, aîné de la famille. Kabyle puis français. Kabyle, mais défenseur du droit français lors de la guerre 39-45. Puis considéré comme traître lors de la guerre d'Algérie. Pourquoi ? Pour avoir protégé sa famille ? Considéré comme harki, il est alors obligé sinon tué, de quitter l'Algérie, son pays, sa patrie, sa terre d'oliviers. Mais alors qu'est-ce qu'un harki ? Un traître ? Ou simplement un homme en désaccord avec les méthodes du FLN comme ceux de l'occupant ? C'est en couchant sur papier les contradictions du terme harki, terme encore flou, que l'auteure en révèle le grotesque.
L'Algérie les appellera des rats. Des traîtres. Des chiens. Des terroristes. Des apostats. Des bandits. Des impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. La France se coud la bouche, en entourant de barbelés les camps d'accueil.
Cet héritage se matérialise aussi par la barrière de la langue. C'est ce à quoi va se confronter Naima en cherchant des réponses. Puisque Ali n'est plus et qu' Hamid refuse toute discussion, Naima n'a d'autres choix que de se tourner vers Yema, sa grand-mère. Malheureusement, Yema, n'a jamais appris le français, laissant le soin à ses enfants de l'apprendre pour elle. Et c'est en partie, ce que reproche Hamid à ses parents. Cette intégration exemplaire, lui l'aîné, encore plus que les autres avec la furieuse envie de sortir de la cité. Lui, Hamid, l'enfant arraché à son village et qui a connu les camps enfermements. Lui, Hamid, trait d'union entre l'appartement et l'extérieur. Lui, qui lit les lettres à ses parents. Voilà pourquoi, lui, Hamid, a décidé que ses racines sont la France.
L'Algérie source de fierté, devient peu à peu source d'embarras. Et c'est ce à quoi Naima tente de réhabiliter.
Et ces choses qu'Ali et sa femme avaient voulu emporter au milieu de mille autres qu'ils abandonnaient, ces choses qu'ils ne pouvaient pas supporter de voir tomber dans les mains du FLN ou des divers pillards qui viendraient ensuite parce qu'elles étaient eux, ces choses qu'ils pensaient chérir toute leur vie comme des amulettes, qui condenseraient l'Algérie et leur existence passé, ils les abandonnent peu à peu, les repoussent au fond d'un tiroir, gênés, irrités, et il n'y a plus que les enfants pour les sortir, les admirer, et jouer avec comme s'il s'agissait des pièces détachées d'un vaisseau spatial qui se serait écrasé chez eux, porteur d'une civilisation radicalement éloignée.
Chercher d'où l'on vient, l'histoire familiale, la part d'identité qui façonne, voilà un thème universel qui conduit à tout questionnement, mais pas forcément aux réponses. Et tant mieux. C'est avec une documentation précise et une juste analyse de l'Histoire que la romancière m'a séduite, m'a touché et surtout interrogé sur ma propre interprétation identitaire.
Un roman dont on ne ressort pas indemne, qui nous grandit un peu plus pour regarder droit vers la grande et petite histoire.
En accompagnement de lecture, je vous propose cette fois-ci un thé à l'amande Kusmi Tea qui se mariera très bien avec des cupcakes citrons- meringues. L'acidité du citron et la douceur de la meringue pour contrebalancer avec la guerre, l'exil et également l'amour et l'amitié. Bonne lecture !
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